Bonhomme VS Papi

Dorothée Coll

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Dorothée Coll

J'ai 13 ans. Je vis seul avec ma mère, mais ma mère est malade. Ça fait grandir, la maladie.

J'ai 13 ans, mais parfois, j'ai déjà l'impression d'être un adulte. J'essaie de m'occuper de tout, au mieux pour elle. Je fais les courses, à manger, la vaisselle.

Au collège, c'est souvent compliqué parce que je n'ai pas la place ni le temps d'assurer mes devoirs et que je ne peux pas me permettre de me retrouver collé parce que ma mère a besoin de moi... mais ça, les profs, ils ne le comprennent pas. Alors je dis : « Oui, Monsieur, excusez-moi », « Je suis désolé, Madame, je le mettrai dans votre casier », « Pardonnez-moi, Monsieur, pour le retard ». Bref, je m'écrase, je n'ai pas le choix, mais je ne lâche rien, j'ai ma fierté. La vie, ce n'est pas un conte de fées. Elle a ses hauts, ses bas, et moi, ses bas, je les connais bien. Mais je suis un gars optimiste, c'est probablement la seule solution pour s'en tirer.

Même si mes copains savent ce que je vis, ils ne le comprennent pas. Je crois que si tu n'as pas vécu ce que je vis, en fait, tu ne peux pas comprendre. Pourtant je fais comme s'ils me comprenaient et comme si on était pareils. Je fais comme eux. C'est ça la vie en société. J'envoie des snaps à pas d'heure, je dis que la prof de physique elle est grave nulle et qu'elle me gave, que Morgane, c'est clair, c'est la plus stylée du collège... Bref, je fais comme si tout allait bien.

Mais ce n'est pas simple quand dans la vie, ce n'est pas vraiment comme ça que ça se passe.

Pourtant, depuis que j'ai rencontré ce papi, ma vie est un peu moins pourrie.

C'était presque l'heure de manger, je n'avais pas faim mais le frigo était vide et il fallait bien que je nourrisse ma mère. Dans le super supermarché, j'arpentais les rayons, liste et stylo calés dans la poche arrière de mon jean. Devant moi, il y avait un petit vieux, cheveux blancs, lunettes cerclées d'écailles, pantalon de velours côtelé, chemise à carreaux ouverte de trois boutons sur un maillot de corps, le genre de modèle qui n'existe plus dans la vraie vie.

Nous avions pris la même allée. Comme j'arrivai à sa hauteur, il m'interpella :

— Tu me suis, bonhomme ?

J'avais envie de le surprendre. Pourquoi ? Je ne sais pas trop mais sa tête me revenait bien, c'était juste une manière d'engager la conversation. D'ailleurs, c'était lui qui avait commencé alors j'ai répondu sans me démonter :

— J'essaie, mais ce n'est pas facile. Vous êtes plutôt vif pour votre âge.

Je savais bien que je frôlais l'impertinence, mais c'est bien, parfois, de bousculer les choses pour voir ce qu'il se passera. Et puis, les vieux, il ne faut pas se leurrer, ils ont quand même un sacré vécu alors ils sont blindés contre les piques des petits morveux comme moi.

Pour faire passer ma réflexion, je l'accompagnai d'un grand sourire qui fit son effet, l'air de rien. Le petit vieux choisit son huile d'olive, je pris une bouteille d'huile d'arachide, ce n'est pas cher et ça va très bien.

Il continua, tourna. Je continuai, tournai. Nous avions apparemment la même façon d'opérer.

Devant les portes vitrées de l'étal de viande, alors que j'attendais qu'il choisisse, il me dit :

— Maintenant qu'on se connaît un peu, qu'est-ce que je pourrais manger à midi ?

— De l'agneau... ça semblait vous tenter. C'est bien l'agneau.

— Hum... mais je n'aime pas le gras. C'est un peu gras, l'agneau.

— Alors, du veau. Ce n'est pas gras, le veau. Regardez, là, ces deux petites escalopes... Ou du poulet, moi je trouve que le poulet c'est facile à cuisiner et puis ça va bien avec tout.

— Parce que c'est toi qui cuisines ?

Sa question était spontanée, super directe, je n'ai pas eu le temps d'esquiver.

— Oui, c'est moi. Ma mère est malade.

— Ah... Tu sais, bonhomme, la vie ne fait pas toujours de cadeaux.

Sa réponse était basique, un peu passe-partout, mais propre. Il ne s'est pas étendu, pas apitoyé et on a repris notre petit jeu de vas-y que je te suis dans tout le magasin.

Rayon suivant, il était encore là.

Arrivés tous deux au niveau des boissons, dernière allée du supermarché, je pris un pack de Coca et de l'eau de source pour ma mère. Il prit une bouteille de vin et jeta un œil à mon caddie :

— Tu as vu, bonhomme, on a à peu près le même volume. On passe tous les deux à la caisse et on compare après pour savoir qui a payé le plus cher, d'accord ?

— Ben, le vin, c'est plus cher que le Coca... lui rétorquai-je. Mais d'accord, Monsieur, on fait ça !

Je choisis une caisse. Il vint se poster derrière moi :

— Oui, j'aime autant te tenir à l'œil, histoire que tu respectes notre pacte. On a dit qu'on comparait. Je préfère être là quand on t'annoncera la somme à payer au cas où tu perdes le ticket, comme par hasard.

— Je vois que la confiance règne, m'empressai-je d'ajouter.

Ma note réglée avec la carte de ma mère, j'attendais sagement au bout de la caisse que le petit vieux ait payé la sienne... quand, d'un coup, au moment où passa sa bouteille de vin, un Médoc, ce qui me fit bien rigoler – tu parles comment ça doit soigner –, il me dit :

— Celui qui a la note la moins chère invite l'autre à manger !

J'aime jouer, je répondis sans réfléchir :

— OK !

Décidément, c'était n'importe quoi ce vieux !

Il paya, on compara les notes, la mienne était moins élevée. Normal, je m'en doutais... mais ça tombait bien. Je ne sais pas comment j'aurais expliqué à ma mère que je mangeais chez le vieux du supermarché.

Je ne me démontai pas :

— En sortant, vous prenez la première rue à droite. On n'est pas loin, au numéro 4. Je pose les courses, j'explique à ma mère qu'on a un invité et je viens vous chercher.

— D'accord, bonhomme. Elle aime le vin, ta mère ?

Je n'ai pas pu m'empêcher :

— Je ne sais pas, mais je peux vous dire qu'en médocs, elle s'y connaît.

Un sourire contrit s'afficha sur son visage, mais quand il vit mes yeux pétiller, il se reprit aussitôt :

— Eh bien celui-ci, tu lui feras goûter les yeux fermés. On verra si elle reconnaît !

Je n'ai pas mis longtemps à préparer ma mère à l'idée de ce curieux invité, j'ai fait des blancs de poulet et du riz pour le repas et le vieux a ouvert son Médoc même si ce n'était peut-être pas un repas qui allait avec ça, je ne sais pas. Ce que je sais, par contre, c'est que ce repas a mis un peu de soleil dans nos vies et que, depuis ce pari perdu, j'ai gagné un papi.

Depuis trois mois, il vient tous les samedis et, ce jour-là, c'est lui qui fait les courses et prépare à manger pendant que je finis mes devoirs pour le lundi.

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Image de Bonhomme VS Papi
Illustration : Gabrielle Sibieude

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